publié le 30 septembre 2021 dans le journal LIBERATION par Willy Le Devin

A la barre ce jeudi, un frère, sa sœur, et la mère de jumelles disparues le soir du 13 Novembre, ont raconté leurs tragiques destins croisés. Eux sont là pour témoigner à la barre. Elles, on ne les voit plus que sur des photos projetées dans la grande salle de bois clair. Si Alice est en vie, c’est parce qu’Aristide, son frère, a pris les balles qui

lui étaient promises. Emilie et Charlotte, jumelles jusque dans la mort, n’ont pas eu le temps de se protéger. Cette nuit du 13 novembre 2015, des jeunes sont morts. D’autres non.

Alice est la première à se présenter à la barre de la cour d’assises spécialement composée. Ce jeudi, 17 nouveaux récits sont venus submerger une arène contrainte de s’habituer à pleurer. «Avec mon frère, Aristide, on se bat à chaque instant de notre quotidien pour que cet épisode ne grignote pas toute notre vie», murmure-t-elle. Pour eux, ce 13 novembre était une parenthèse bénie. Elle, voltigeuse dans les cirques, est toujours en tournée. Lui, rugbyman professionnel, joue en Italie.

«Avant l’arrivée des terroristes, je me souviens m’être extrait quelques minutes de notre groupe d’amis, confie Aristide. J’ai regardé le carrefour [devant le Carillon et le Petit Cambodge, où une foule festive se rassemble le vendredi soir, ndlr], c’était beau. Je repartais le lendemain en Italie, et pour moi c’était une pause dans la rigueur du sport de haut niveau. Les gens étaient d’horizons différents, de couleurs de peau différentes. Et puis, j’étais avec ma sœur.» 

Lorsque la voiture des terroristes surgit, et qu’il voit un membre du commando en sortir, Aristide se dit d’abord «qu’il ressemble vraiment à l’un de ses amis… sauf qu’il a une kalachnikov à la main.» Demi d’ouverture au rugby, il est habitué à mener le jeu. Cela requiert, dit-il, «une capacité à réagir vite, à prendre des décisions.» Alice confirme : «C’est son temps de réaction qui m’a sauvée.» Lui prend trois balles et des dizaines d’éclats. Il se vide de son sang, ses côtes sont pulvérisées. Elle est touchée au bras. Son membre est cassé à vie.

Voltiger autrement

Privés un temps de «leurs joies», Alice et Aristide comparent désormais «leurs cicatrices». Ils vont aussi se convaincre mutuellement que leurs vies d’avant leur sont toujours permises. Formée durant quatre ans dans une école professionnelle, Alice ne peut plus voler «mains à mains» avec son porteur. Pourtant, son souhait le plus fort est de «continuer à faire rêver les gens». Alors, elle improvise une folie : voltiger autrement, dans de nouvelles positions, en snobant ce bras inerte. Au fil des mois, des figures éclatantes apparaissent.

Aristide, multi-opéré à l’automne 2015, est sur un terrain de rugby six mois plus tard, en mai. Lui, ce sont les risques de séquelles cérébrales et l’opération du cœur qu’il défie. Avant les attentats, il s’apprêtait à devenir international italien. Cette idée l’obsède encore plus. Malheureusement, l’effort physique est trop violent. Après certaines sessions, il fait des fièvres de trois jours, panique, finit en urgence à l’hôpital Saint-Anne à Paris, en psychiatrie. Finalement, c’est dans la photo et l’écriture qu’il se redécouvre.

Alice et Aristide ne partagent pas que d’épais cheveux noirs et des lèvres fines. Ils n’ont, l’un et l’autre, «aucun désir de justice individuel», et pourraient s’emprunter des phrases : «J’ai cherché à comprendre ce qui anime de jeunes hommes à rentrer dans une salle de concert, et à tuer des personnes alors qu’ils auraient pu grandir ensemble», pose Aristide. Juste avant, sa sœur s’était effacée en disant ne plus être en colère.

Gym suédoise

Sur le balcon, les week-ends, Emilie et Charlotte, «refaisaient souvent le monde». Leur mère, Yolande, recevait régulièrement «des photos, SMS» de leurs essais culinaires. D’un ton détaché, métallique, que l’on imagine aisément bouclier, elle énumère à la barre leurs autres marottes : «la course à pied, la gym suédoise». Sur la grande toile blanche, les visages rigolards de l’architecte et de la chargée de développement captivent la salle.

Puis, Yolande se lance dans les épithètes. Ses filles étaient «belles, vivantes, heureuses. Dynamiques aussi, comme on peut l’être quand on n’a pas 30 ans». Ce soir-là, elles n’ont eu aucune chance. Leur mère, qui a soigneusement écrit son texte, ne sait pas comment décrire la sensation de perdre des enfants : «J’ai hurlé, je crois. Enfin, je ne sais pas. Perdre ses deux filles en même temps…» Au fond, une femme berce un bébé qui crie. Les regards se croisent sur les bancs, interloqués par l’incroyable télescopage des deux destins.