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VIOLENCES SEXUELLES DANS L’EGLISE

« Les victimes avaient souvent essayé d’en parler précocement », selon le Pr Thierry Baubet, membre de la Ciase

PAR COLINE GARRÉ dans le Quotidien du médecin PUBLIÉ LE 05/10/2021
  • Entre 216 000 et 330 000 personnes ont subi des violences ou agressions sexuelles au sein de l’Église catholique lorsqu’ils étaient enfants, entre 1950 et 2020, selon la Commission indépendante (Ciase) présidée par Jean-Marc Sauvé, qui a rendu publiques ses conclusions ce 5 octobre. Le pédopsychiatre Thierry Baubet, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (université Paris-XIII et Inserm), chef de service à l’hôpital Avicenne (AP-HP) et co-directeur du CN2R*, est l’un des 22 membres de la commission indépendante à l’œuvre début 2019. Il revient pour « Le Quotidien » sur cette mission avec son regard de médecin.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Pourquoi avoir accepté de participer à cette commission ?

Pr THIERRY BAUBET : J’ai été contacté par Jean-Marc Sauvé qui cherchait un spécialiste des traumatismes chez l’enfant et l’adulte. Je suis très mobilisé par la question des effets des violences intentionnelles, en particulier sur les enfants. Je pense qu’il y a un vrai travail sociétal à faire dans l’Église, mais aussi dans tous les domaines de la société… surtout là où les adultes ont un pouvoir sur les enfants.

Quel a été votre rôle ? Comment s’est déroulée votre mission ?

Nous étions trois médecins dans la Ciase : la Pr Florence Thibaut, psychiatre et addictologue (CHU Cochin, Inserm, Paris-Descartes) a travaillé sur les agresseurs, le Pr Sadek Beloucif, anesthésiste-réanimateur (Paris-XIII et Avicenne) a traité des questions éthiques, et je me suis concentré sur les victimes.

J’ai d’abord participé à l’ensemble des commissions plénières au cours desquelles nous avons défini notre sujet et décidé collégialement de notre approche. Cela a été un travail de mise en commun : mes collègues avaient peu de notions des effets des traumatismes de l’enfant, je ne connaissais guère les aspects théologiques et juridiques.

Puis j’ai travaillé avec le magistrat Antoine Garapon à l’accueil des victimes, en particulier celles qui voulaient être auditionnées. Nous avons élaboré une méthodologie pour qu’elles se sentent entendues et soutenues et que ces entretiens leur soient aussi profitables. Ils ont permis aux victimes, parfois 50 ans après les faits, de sortir de la sidération et du silence, et de se relancer dans leur vie. Quelque 250 personnes ont été ainsi reçues par un psy et un juriste, pendant deux heures.

D’autres personnes ont témoigné par téléphone ou mail. Nous avions d’emblée organisé une interface avec le soin : en appelant, les victimes ne tombaient pas sur un standard, mais sur du personnel de la fédération France Victimes, formé, à même de les orienter vers des soins sur tout le territoire. L’appel à témoignage est une demande : nous devons rendre quelque chose aux personnes qui y répondent, c’est-à-dire leur promettre de porter leur parole et de trouver quelqu’un si elles ont besoin d’aide.

Était-ce la première fois que les victimes parlaient des abus qu’elles avaient subis ?

Parfois oui, souvent non. Beaucoup avaient essayé de s’ouvrir à leur famille, à l’Église. Mais elles n’avaient pas été comprises, ni entendues. Leur parole a pu être minimisée voire niée, ce qui est un deuxième traumatisme. Il est en effet compliqué (surtout pour un enfant) de comprendre qu’on est une victime : l’on ressent une souffrance, mais on ne l’identifie par comme une violence, lorsque les faits sont commis avec des mots gentils, par une personne censée vouloir notre bien. Si un enfant parvient à conscientiser ce qui lui est arrivé et qu’on lui répond : « tais-toi », « ce n’est pas si grave », « personne ne va te croire », « ne va pas salir la réputation de ce monsieur », « ni détruire ta famille », alors il vit un second traumatisme qui peut provoquer une blessure intérieure susceptible de durer toute la vie.

Un profil particulier de victime s’est-il dégagé des auditions ?

C’est difficile à dire. Il n’est d’abord pas certain que les personnes que nous avons rencontrées soient représentatives des victimes d’abus et violences dans l’Église. Nous avons eu 3 000 réponses, mais l’étude de Nathalie Bajos évalue à plusieurs centaines de milliers le nombre de victimes. Seulement 1 ou 2 % des victimes nous auraient donc contactés, plutôt issues de catégories sociales moyennes ou favorisées.

On a vu tous types de parcours. Des vies fracassées. Des familles nous ont parlé de suicide. On a vu des hommes adultes violés plusieurs années par un religieux qui ont vécu une adolescence très difficile : drogue, prostitution, VIH. Ils se retrouvent à 45 ans sous trithérapie depuis 10 ans, sujets à des actes autoagressifs. D’autres personnes ont développé des troubles post-traumatiques, des dépressions, des troubles psy caractérisés. D’autres encore, sans présenter ces troubles, n’ont pas pu développer une vie – affective, sexuelle, sociale – sereine, tant le trauma est omniprésent.

Les répercussions des violences sexuelles sont très larges et variables selon les individus, la famille, sa réaction, la durée des sévices, etc.

Quelles réponses apporter de nature à permettre la reconstruction d’une victime ?

Pouvoir parler à des gens qui vont aider est la première chose. Même 20, 30 ou 40 ans après les violences, il est possible d’être aidé sur le plan psychiatrique.

D’un point de vue juridique, même lorsque les faits sont prescrits, un signalement peut être intéressant, pour faire la lumière sur d’autres crimes qui ne seront pas prescrits. Les associations de victimes sont très précieuses. Enfin, sur le plan symbolique, la Ciase recommande à l’Église de s’adresser à ses membres, de prendre des positions claires, de demander pardon et de proposer des réparations, y compris financières.

Cette mise en lumière du phénomène dans l’Église va probablement réactiver des choses douloureuses, chez ceux qui peinent depuis longtemps, ou chez ceux qui tiennent le coup jusqu’à présent. Il est important de chercher de l’aide auprès des associations de victimes et d’aide aux victimes. L’on peut aussi consulter des psychologues, des psychiatres ou des généralistes. Encore une fois, si l’on souffre de symptômes importants aujourd’hui, même 50 ans après, on peut toujours soigner les troubles post-traumatiques.

Avez-vous l’impression d’une meilleure prise en charge du psychotrauma en France ?

Le mouvement #MeToo, le travail de la Ciase, celui de la Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), commencent à donner une idée du problème : presque un enfant sur 10 est victime de violences sexuelles avant ses 18 ans.

Mais la société ne s’est pas dotée des moyens législatifs et médicopsychologiques nécessaires pour y répondre. Il faut améliorer la formation au dépistage et au repérage des psys, généralistes, pédiatres et professionnels des enfants. Et développer les soins. On manque de pédopsychiatres, de moyens dans les centres médico-psychologiques, les psychologues ne sont pas encore remboursés et il faudrait doubler les crédits des nouveaux centres du psychotraumatisme pour pouvoir faire face.

*Centre national de ressources et de résilience

Propos recueillis par Coline Garré

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