« Le Monde » a passé plusieurs semaines au sein de l’unité d’hospitalisation parents-bébé hébergée à l’hôpital Bichat-Claude Bernard, à Paris, où la psychiatrie vient au chevet des mères. Une plongée qui permet de comprendre ces troubles post-partum.
Ses doigts forment un pistolet qu’elle pointe sur sa tempe, puis elle mime la pression sur la détente et l’explosion de sa tête. « Voilà ce que j’ai eu envie de faire après la naissance de mon enfant », énonce-t-elle, à peine la conversation entamée. En face, sur la terrasse humide, une autre patiente tire sur le mégot de sa cigarette roulée et acquiesce : « Je ne pensais pas qu’on pouvait autant vouloir mourir d’avoir donné la vie. »
Du sixième étage du bâtiment Maison Blanche de l’hôpital Bichat-Claude Bernard (Paris 18e), ces deux nouvelles mères surplombent leurs « camarades » d’hospitalisation des services psychiatriques généraux des niveaux inférieurs, qui errent en pyjama de papier bleu au milieu de plantes flétries. « C’est en les voyant, eux que j’ai compris que c’était quand même la psychiatrie ici », poursuit la fumeuse, Stéphanie, 40 ans (les prénoms des patientes rencontrées ont été modifiés).
Vouloir mourir d’avoir donné la vie : c’est autour de cette tension que tourne tout le travail de soin de l’unité d’hospitalisation parents-bébé (UHPB) du Groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris psychiatrie et neuroscience. Créé en 1994, ce petit service, l’un des rares en France, peut accueillir cinq à sept mères et leur nouveau-né, ainsi que les pères qui le nécessitent. « Une psychiatrie de pointe », comme l’explique la cheffe de l’UHPB, la docteure Cécile Corfdir, pour répondre à cette statistique qui percute le monde de l’obstétrique : le suicide maternel – survenant dans la première année après l’accouchement – représente désormais la première cause de mortalité en couches des mères, devant les causes somatiques comme l’hémorragie de la délivrance ou l’éclampsie.
« Beaucoup de demandes et peu de places »
Tous les lundis après-midi, les blouses blanches et violettes se serrent dans la salle de pause. Devant Cécile Corfdir, un tas de mails imprimés, autant de demandes d’entrée. « On en a reçu une nouvelle, un bébé placé en pouponnière. La famille s’apprête à passer devant le juge des enfants, mais le père est super rigide de ce que je comprends. Je ne sais pas si on va pouvoir faire quelque chose. » Elle continue la lecture devant l’équipe. « Un vrai trouble relationnel mère-bébé mais dommage, le bébé a 10 mois » : le service ne peut pas accueillir les enfants qui marchent. Demande suivante : « Une PMA solo à l’étranger, avec une mère très angoissée dont la propre mère est suicidaire et a eu un cancer », elle a très envie de bien faire, mais n’y arrive pas. Puis : un enfant pas trop voulu avec un accouchement traumatique, les parents sont inadaptés, « les urgences demandent une évaluation de la situation avant de signaler ou pas ». Enfin, une grossesse non désirée d’une femme si triste qu’elle ne change pas assez les couches de sa fille. Le père n’est pas là, il passe sa vie à la salle de sport. « Comme d’habitude, on a beaucoup de demandes et peu de places », réagit Margaux Xicola, une des infirmières puéricultrices de l’équipe.
Ce rendez-vous permet aussi de faire l’état des lieux hebdomadaire de la santé mentale des mères hospitalisées à temps plein avec leur bébé dont la vie est monitorée à la minute près. Tout est noté en fluo dans un classeur : en bleu le sommeil, en rose les repas, en orange l’éveil, et en jaune, le temps avec les parents. « L’horizon, c’est qu’il y ait de plus en plus de jaune », décrit Margaux Xicola. Les troubles du post-partum se matérialisent par une discordance entre la temporalité implacable des besoins primaires d’un nouveau-né et l’indisponibilité psychique de parents coincés dans leur propre rapport au temps. Cette désynchronisation peut avoir des conséquences graves sur le développement d’un bébé, rassuré par la prévisibilité.
« J’angoisse du retour à la maison »
le cas de Stéphanie, selon son infirmière référente. « Elle peut être très dispo pour sa fille puis nous la passe dix minutes et tombe dans un trou noir et ne revient jamais », analyse-t-elle. Sur la terrasse, la nouvelle mère raconte sa dépression qu’elle côtoie tant qu’elle lui a trouvé un surnom, Jacqueline. Lorsqu’elle se préoccupe de ses horaires d’agent d’accueil, incompatibles avec la place en crèche qu’elle n’a pas, tout devient impossible et Jacqueline s’installe dans son cerveau.
Avant d’arriver là, Stéphanie s’est épuisée à tenter de contrôler une situation qui lui échappait. « J’avais une application pour les biberons, je nettoyais tout et préparais tout à l’avance, je ne dormais plus. » Seule avec sa fille, elle craint son placement. Depuis son arrivée dans le service, elle tient un journal dans un grand cahier, qu’elle apporte ce jour-là pour sa consultation quotidienne avec Constance Hugon, l’autre psychiatre de l’unité.
« Comment va votre moral ces derniers jours ?, demande délicatement la médecin.
— Hier, j’ai écrit car j’ai vu les bébés partir avec les mamans et les papas pour la Fête des pères. Je me suis retrouvée toute seule : ma fille n’a pas de papa, commence-t-elle, pelotonnée dans un coin du canapé du bureau. Les autres mamans me disent que j’ai de la chance, que les papas sont nuls, mais hier, c’étaient elles qui avaient de la chance. Est-ce que c’est égoïste d’avoir fait un enfant toute seule ? Le mariage ne garantit rien, mais est-ce que je me cherche un petit ami pour avoir un semblant de cellule familiale ? C’est ridicule, je le vois chez les autres mères du service, les efforts que ça leur demande en plus de leur dépression de préserver leur couple. Et puis, moi aussi, j’étais seule avec ma mère, petite, j’ai eu l’impression de la gêner, d’être trimballée comme un sac dans sa vie.
— Vous savez, devenir maman, cela réactive comment vous étiez enfant, mais on n’est pas parents que par rapport à sa propre histoire, il y a un autre chemin que la réaction au passé.
— J’angoisse du retour à la maison, c’est une bulle ici. Et comment je vais raconter son histoire à ma fille ?
— On pourra faire une séance où vous lui parlez, si vous voulez. Ce sont des bébés, mais ils comprennent. »
« Pourquoi moi je n’y arrive pas ? »
A l’heure du déjeuner, autour de la table, les mères s’affairent, entre les repas des petits et les leurs. On pensait le sujet du suicide maternel difficile à aborder. Au contraire, elles veulent témoigner de ce qu’elles vivent, pour prévenir les autres parturientes de ce phénomène presque météorologique : le vent chaud de cette vie donnée qui se heurte de plein fouet à celui polaire de la mort symbolique – on n’est plus jamais « pas mère » – et physique – la grossesse et l’accouchement sont loin d’être des actes bénins – pour fabriquer une dépression, une tempête, un ouragan.
La trentaine passée, cadre en CDI, Sofia vit en couple dans un bel appartement. Elle pense que c’est le moment d’avoir un enfant, qui tarde à venir. Elle entre dans un protocole de procréation médicalement assistée (PMA). Les piqûres quotidiennes, les examens invasifs, l’impression d’être une femme défectueuse… elle bascule en « mode projet », vigilante sur l’
alimentation, l’alcool, les sorties, pour enfin tomber enceinte. « L’objectif, c’était d’accoucher, pas d’être mère. » Elle donne naissance à son nouveau-né au moment de Noël, dans une maternité désorganisée par les congés. « C’est contre-intuitif, mais la PMA n’est pas un facteur protecteur des troubles du post-partum, l’ultradésir d’enfant ne protège pas de l’effondrement, au contraire », éclaire la psychiatre Cécile Corfdir.
Tout se passe comme si la mère brûlait toute son énergie psychique dans la mise en place de la grossesse, au point de ne plus en avoir assez, après l’accouchement, pour opérer la bascule vers la parentalité. Première alerte à la maternité : Sofia dort si peu qu’elle fait un épisode psychotique. Elle rentre chez elle avec son bébé, mais lorsque son conjoint reprend son travail, elle dégringole. « Je suis sortie dans la rue et je l’ai appelé en pleurant, en lui disant : “S’il te plaît, j’y arrive pas, j’y arrive pas”. J’arrivais même plus à compter les cuillers de lait en poudre tellement je ruminais. »
Hospitalisée dans l’unité, elle dort enfin grâce aux médicaments mais bataille avec son hypervigilance. « La dépression me prend beaucoup de place. Je suis très exigeante avec moi-même, je m’en veux. Toutes les femmes y arrivent, pourquoi moi, j’y arrive pas ? » Sa maladie lui fait questionner son désir d’enfant : « Peut-être que je n’en voulais pas, en fait ? Ou que quand je dis ça, c’est la dépression qui parle ? Ce n’est pas facile de l’avouer, mais le suicide, ici, on y a toutes pensé. »
« Ici, c’est un endroit assez rude »
Ces interrogations sont fréquentes, les troubles du post-partum embolisant l’attachement au nouveau-né. Avec les soins, le plaisir revient, car les mères n’ont pas tant un problème de lien à leur enfant que d’angoisses sur leurs capacités maternelles. Sauf dans des cas plus rares où elles ne voulaient vraiment pas d’enfant, « même une fois la dépression levée. Et là, c’est sûr que c’est plus que de la psychiatrie, mais aussi un problème de société qui assigne les femmes à leur statut de mère », précise Cécile Corfdir.
Même s’il accueille des bébés, le service est loin des clichés de la maternité rose et pailletée, « c’est même un endroit assez rude, qui touche des choses profondes en chacun de nous, car on a tous été des bébés vulnérables soumis aux difficultés de nos parents », rappelle la docteure Laure Gontard, qui dirige tout le pôle du secteur de psychiatrie infanto-juvénile auquel est rattachée l’unité. Au cours des réunions, il peut y avoir des tensions entre les infirmières et les puéricultrices, avocates des enfants sur lesquels elles sont focalisées, et les psychiatres, dépositaires des troubles des parents, mères et pères. « Ainsi, les troubles du post-partum se rejouent au sein de l’équipe, avec une contamination du conflit parents-enfants entre les soignants », remarque la spécialiste.
Margaux Xicola, la puéricultrice, repense souvent au premier nourrisson qu’elle a accompagné ici, qui peinait autant à vivre que sa mère : « Oui, ça existe les bébés dépressifs. Ils ne regardent pas, ne mangent pas et dorment beaucoup. » Elle s’est battue pour le nourrir, le porter de manière contenante et pour interagir avec lui. « Il me manque, je repense souvent à lui. Ça ne partait pas très bien, j’espère que ça va mieux pour lui », glisse-t-elle.
Les violences sexuelles, un terrain de dépression
La chambre d’Ambre ressemble aux rayons bigarrés d’une papeterie. Sur son petit bureau s’entassent des feutres, des coloriages et des perles. A 26 ans, elle déroule son parcours, tandis qu’elle étreint tour à tour son deuxième bébé et la peluche de son premier fils de 4 ans. En dépression pendant sa grossesse, elle sombre après l’accouchement. Elle parle sans ambages de son tableau clinique : ses hallucinations auditives – les cris de son fils alors même qu’il dort silencieusement –, ses phobies d’impulsion – sa peur obsédante de l’étrangler, la fenêtre de laquelle elle veut se jeter.
« Je n’avais pas envie de faire du mal à mon bébé, je voulais juste que tout ça s’arrête. Si je n’avais pas été hospitalisée, je me serais foutue en l’air. » Ambre trouve enfin l’unité, la contacte et l’intègre deux jours plus tard. « Je culpabilisais de prendre la place de quelqu’un qui pouvait en avoir plus besoin que moi, s’excuserait-elle presque. J’avais l’impression que quand il pleurait, mon bébé faisait ça pour me persécuter. Alors que les soignants m’ont aidée à comprendre qu’il avait juste faim. Je vois une psychiatre tous les jours et je peux mieux conscientiser des choses que je savais déjà. » Lesquelles ? « Qu’être victime de violences sexuelles est un terrain pour la dépression du post-partum. » A 8 ans, Ambre est violée pendant des mois par son demi-frère. A 12 ans, elle porte plainte contre lui. La condamnation judiciaire de l’auteur est faible, celle de la famille d’Ambre moindre : ses proches prennent le parti de l’agresseur et isolent la jeune femme.
Les révélations de violences sexuelles subies par les jeunes mères sont fréquentes dans le bureau de la docteure Corfdir. Si l’inceste détruit les différences entre les générations, la maternité les rétablit et fait émerger les récits. Par ailleurs, l’accouchement réveille souvent les traumatismes de viol, car l’expérience peut en être approchante : « On est autour de toi, tu subis, tu as mal, tu es attachée, tu ne comprends pas grand-chose à ce qu’il t’arrive et tu es sidérée », compare la psychiatre. A l’instar des violences sexuelles, les antécédents traumatiques, l’isolement, la gémellité des bébés, l’âge extrême de la mère et les complications obstétriques font partie des facteurs de risques de la dépression du post-partum.
« Je me souviens du regard de tristesse du psychiatre »
L’accouchement violent de Chloé a généré son hospitalisation dans le service, retrace cette responsable d’exploitation de 34 ans au téléphone. En fond, on entend gazouiller son fils de 3 ans et demi. Le 31 décembre 2020, elle se rend à la maternité pour ce qu’elle pense être une visite de contrôle. Sa tension est très haute, elle fait une forme de prééclampsie aggravée. En urgence, les médecins prennent la décision de déclencher l’accouchement.
Une césarienne est pratiquée alors que l’anesthésie est mal posée. « Au bloc, j’ai mal, je sens les mains des médecins à l’intérieur de moi ; c’est une vraie boucherie », expose-t-elle. La jeune mère laisse sa santé mentale sur la table d’opération. « Pourquoi on ne m’a pas endormie ? Pourquoi on m’a fait subir ça ? », s’interroge-t-elle encore. Pour panser les graves blessures de son accouchement, elle réécrit l’histoire et commence à délirer, envoie des messages étranges à ses proches. De retour chez elle, elle dévisse, a des hallucinations, récite en pleine nuit des phrases de son baccalauréat de philosophie. Son cerveau ne métabolise pas la violence de ce qu’elle traverse, elle fait ce qu’on appelle une psychose puerpérale, expliquant que son fils est « un génie ». « Mon délire n’était pas dark, ma psychose était lumineuse, je pensais que mon fils était un champion et que j’avais un superpouvoir maintenant que j’étais devenue maman. »
Son conjoint l’emmène aux urgences. Là-bas, les soignants s’étonnent de son apparence squelettique, se demandent si elle est droguée, craignent un problème neurologique. Les causes somatiques sont vite écartées. « Je me souviens du regard de tristesse du psychiatre devant mon état. » Sa mère arrive et signe son hospitalisation sous contrainte au premier étage de Bichat. Chloé voit peu son fils lors des visites de ses proches. « Je ne voulais pas qu’il me voie comme ça. A cause des traitements psy, j’ai dû arrêter mon allaitement, je me vidais les seins dans l’évier, j’avais jamais entendu une mère vivre ça. »
Elle écrit à même les murs de sa chambre ses préconisations pour « traiter les patients psychiatriques comme des êtres humains ». Au bout de quelques semaines, elle parvient à « redescendre » et monte les étages pour intégrer l’unité parents-bébé. Elle y récupère son fils, mais « c’était l’enfer, je n’arrivais à rien, ni à déplier la poussette, ni à donner un bain. Je paniquais pour tout et n’avais pas envie de chercher le pourquoi dans mon passé ». Le service lui permet de dormir et de verbaliser l’océan de tristesse et d’ennui qui s’abat sur elle.
Avec l’aide de son compagnon, elle finit par sortir. Lui est déchiré entre son bonheur d’être père et l’effondrement de Chloé. « C’est le seul qui m’a toujours fait confiance, ne m’a pas enlevé mon fils parce que je n’étais pas en état. Il m’a dit que ce n’était pas que mon problème mais le nôtre et qu’il ne m’abandonnerait jamais. » Aujourd’hui, elle va bien et ne veut plus vivre d’autre grossesse, malgré les remarques sur « les vraies familles composées de deux enfants ». A son fils, elle a déjà annoncé que son accouchement l’avait rendue très malade et qu’il n’aurait pas de frère ou de sœur.
A peine enceinte de son deuxième enfant, Laurine, elle, a déjà recontacté le service où elle a séjourné en 2022. « La manière dont on a des enfants est maltraitante, commence cette juriste. On a plein de cours de préparation à l’accouchement pour apprendre à respirer, mais jamais à ne pas tomber en dépression, ce qui n’est pas très féministe. » « La psychiatrie de la périnatalité est très politique : les mères sont considérées comme omniresponsables donc omnicoupables », confirme Laure Gontard.
L’anxiété a dévoré Laurine à la naissance de sa première fille. Elle a rejoint l’unité, persuadée elle aussi de ne pas être « assez » malade. « Les infirmières m’ont dit que j’étais là parce que j’en avais besoin et que le reste on s’en foutait. » Elle se remémore son amitié avec une patiente médecin et une autre sans domicile fixe, dépendante au crack, heureuse de la gratuité des couches et du lait. « C’était presque joli, le côté transclasse de nos pathologies, cette solidarité de femmes. » A l’orée de son prochain accouchement, Laurine n’est pas complètement sereine, elle sait la récidive fréquente, mais se rassure en imaginant que cette fois-ci, grâce à son travail au sein de l’unité, elle sera moins surprise par la brutalité de ses symptômes.
Article paru dans le Monde du 28.10.24 – de Lorraine de Foucher