Dans les locaux de l’hôpital Fernand-Widal, le Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances répond aux appels de personnes suspectant d’avoir été droguées. Ceux-ci sont bien plus nombreux depuis le début du procès des viols de Mazan.
Sa voix est douce et enveloppante, de celles qui apaisent les traumatismes à vif. «Il n’y a aucune justification au viol conjugal. Quand on profite de votre état de vulnérabilité, que l’on vous drogue, c’est bien de viol qu’il s’agit, Madame.» Casque vissé sur le crâne, Leila Chaouachi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris et fondatrice du Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances (Crafs), répond en ce début d’après-midi à son premier appel. Jeanne (1) est retraitée. Auprès de l’écoutante, elle remonte le fil des violences subies, il y a une trentaine d’années. Se dessinent alors les contours du mode opératoire : son endormissement durant des heures dès que son ex-mari lui apportait un café, son amnésie, cette certitude d’avoir été déplacée.
Le nom de Gisèle Pélicot résonne de l’autre côté du combiné. «Ce sont des choses qui ont refait surface avec l’actualité ? » s’enquiert Leila Chaouachi. Le procès a fait resurgir les traumatismes enfouis. «Elle m’a dit que Gisèle Pelicot lui a permis de mettre les bons mots sur ce qu’elle a subi», confirme l’experte, après avoir raccroché. «Elle avait besoin d’être confortée dans le fait qu’elle est légitime de suspecter une soumission chimique. La réponse n’est pas toujours judiciaire. Le nerf de la guerre est qu’aucune victime ne soit isolée», explique Leila Chaouachi.
43,3 % des auteurs de violences étaient connus de la victime en 2022
La matinée avait été, jusqu’à cet appel, anormalement calme. Seuls les tapotements des claviers venaient troubler la tranquillité de ce long bureau, perché au premier étage de l’hôpital Fernand-Widal (AP-HP), dans le Xe arrondissement de Paris. «C’est très aléatoire», constate Leila Chaouachi. La veille, elle a enchaîné six appels d’une durée moyenne de quarante-cinq minutes. Au bout du fil, se croisent, jour après jour, les voix de victimes, de proches, de professionnels du soin ou du milieu de la nuit, drainant leur lot de souffrances, d’inquiétudes, d’interrogations. Jeanne a pris contact avec le Crafs. Un moyen de se signaler en dehors des horaires d’ouverture (du lundi au vendredi de 9 heures à 13 heures et de 14 heures à 18 heures) ou de franchir un premier pas quand le combiné semble trop lourd à décrocher. Depuis le lancement d’une plateforme nationale, le 15 octobre, l’activité de téléconseil du centre, créé en 2003, trouve une visibilité accrue. «Avant, nous avions en moyenne cinq appels par semaine, avec des pics lors d’événements festifs, au Nouvel An ou durant l’été», se souvient Anne Batisse, pharmacienne au Centre d’addictovigilance et cofondatrice du Crafs. En seulement deux semaines, 25 sollicitations de victimes ont été enregistrées.
Une hausse que l’équipe corrèle également directement à l’ouverture du procès des viols de Mazan qui a jeté une lumière crue sur la réalité de la soumission chimique. «Depuis, davantage d’affaires intrafamiliales et de faits anciens nous remontent», constate Anne Batisse. Selon la dernière enquête nationale sur la soumission chimique, menée par le centre d’addictovigilance avec l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2022, 43,3 % des auteurs de violences étaient connus de la victime. Lauriane Charuel, pharmacienne toxicologue, remarque aussi un côté anxiogène du procès. Une personne fatiguée peut se dire qu’on lui administre peut-être des substances à son insu.»
L’accompagnement s’affine et se renforce au rythme des soubresauts sociétaux. Le procès de Dominique Pelicot constitue une deuxième étape clé. Mais dès 2021, le mouvement #MeToo avait fait émerger au sein de l’équipe la nécessité de créer un «point de chute unique» renvoyant à cette ligne de téléconseil, pour mettre fin à l’errance des victimes comme des professionnels. «Avec une équipe de cinq personnes, nous ne sommes pas encore calibrés pour faire du suivi. Mais on écoute, on recueille les informations pour orienter vers les structures adéquates, pour faciliter la judiciarisation et on fait beaucoup de pédagogie», explique Leila Chaouachi.
Pour aider les victimes à préserver les preuves, il s’agit de saisir chaque minute et de ne surtout pas laisser s’échapper les heures. «C’est une course contre la montre», martèle Leila Chaouachi en insistant sur l’élimination rapide des composés administrés – le plus souvent des médicaments anxiolytiques ou sédatifs – dans le corps. Au bout de cinq jours, les prélèvements toxicologiques dans le sang et l’urine peuvent être refusés. Les coûteuses analyses capillaires, permettant de retrouver la trace d’une drogue ou d’un médicament des mois après les faits, ne sont, elles, prises en charge qu’en cas de plainte. Quant à la prévention du VIH et autres MST, c’est quarante-huit heures maximum. Les sollicitations des victimes sont donc triées par degré d’urgence. Les faits les plus récents se hissent en tête des priorités.
Dans le cas de Géraldine (1), qui raconte avoir été agressée par un homme dans un bar il y a moins d’un mois, il est déjà trop tard pour la majorité de ces actes. «Vous voulez que je vous indique un centre de dépistage proche de chez vous ?» lui suggère toutefois Anne Batisse. La cinquantaine, cette femme fait état d’une amnésie partielle. «Plusieurs verres d’alcool si vous n’avez pas l’habitude de boire, sans avoir mangé, peuvent suffire à vous mettre dans un état de vulnérabilité. Mais on ne peut pas écarter non plus la possibilité qu’on vous ait droguée à votre insu», expose l’écoutante.
Géraldine ne s’autorise à envisager un viol que si elle a été droguée. La pharmacienne s’attelle donc à détruire, fil à fil, cette toile de culpabilité dans laquelle la quinquagénaire est, comme beaucoup, engluée. «Ce n’est pas parce qu’il ne vous a pas droguée qu’il ne vous a pas violée. Il faut remettre l’agression au centre, la soumission chimique est un mode opératoire.» Inlassablement, l’équipe explique que la vulnérabilité chimique – soit le fait d’avoir consommé volontairement une substance – est bien une circonstance aggravante au regard de la loi pour le mis en cause (tout comme la soumission chimique). Si le Crafs encourage systématiquement le dépôt de plainte, les pharmaciennes avancent sur une ligne de crête pour ne pas brusquer les victimes. «Porter plainte permettrait également d’éviter qu’il récidive sur d’autres personnes», lui suggère Anne Batisse. Géraldine a déposé une main courante. Elle ne souhaite pas aller plus loin. «Vous avez le temps pour y réfléchir», lui souffle l’écoutante, en la renvoyant vers des structures d’aide aux victimes.
«Phobie du médecin de passer à côté»
A quelques mètres de son bureau, Leila Chaouachi échange, elle, avec une médecin. La praticienne a assisté à l’une de ses formations sur la soumission chimique et souhaite en faire bénéficier un groupe de professionnels de santé. La pharmacienne griffonne sur son carnet les axes principaux qu’elle souhaite aborder : comment repérer les victimes ? Quelles analyses toxicologiques faire ? Dans quels délais ? Depuis l’ouverture du procès des viols de Mazan, les demandes pleuvent. Et le calendrier de Leila Chaouachi déborde de formations, jusqu’en été. «Il y a un avant et un après. Une vraie bascule s’est produite dans les sollicitations du personnel médical. Avec le cas de Gisèle Pelicot, ils ont pu constater son errance thérapeutique. Elle a consulté plusieurs médecins sans qu’aucun n’envisage une soumission chimique. C’est la phobie du médecin de passer à côté d’un diagnostic.» Et de mettre en regard avec le mouvement #MeTooGHB : «En 2021, cette vague de témoignages concernait plutôt la sphère festive, et nous avions eu davantage de contacts d’établissements festifs, associations, mairies.»
En prise avec cette peur tenace de «passer à côté», les soignants s’attardent aujourd’hui particulièrement sur le repérage des victimes qui s’ignorent, à l’instar de Gisèle Pelicot, et sont avides de conseils sur des cas spécifiques. Dans un communiqué daté du 24 octobre, l’ordre des médecins appelle les pouvoirs publics à rendre «accessibles et remboursables» les tests visant à détecter les substances, en pointant le coût prohibitif de certains, comme les analyses capillaires, pouvant atteindre 1 000 euros. Une mesure réclamée également par la députée Sandrine Josso (Modem), à la tête d’une mission gouvernementale sur la soumission chimique, récemment relancée. La parlementaire a déposé plainte contre Joël Guerriau, en novembre 2023. Le sénateur Horizons, qui refuse de quitter son siège au palais du Luxembourg, est depuis mis en examen pour «administration d’une substance» afin de commettre «un viol ou une agression sexuelle».
«Il n’existe pas de permis de violer»
Dans l’attente de potentielles évolutions législatives, sous l’encadrement violet pétant de l’une des fenêtres, l’équipe a installé sa propre station de prélèvement de cheveux. Un dispositif lié à une étude scientifique, sur deux ans, nommée GSC («GHB : dans la soumission chimique, mythe ou réalité ?»), menée par la pharmacienne Théa Lamoine. L’objectif est double : mettre en évidence les substances utilisées par les agresseurs et appuyer la systématisation des analyses capillaires. Après sa plainte pour viol cet été, Lola (1) s’est vue prélever plusieurs mèches à l’unité médico-judiciaire. Aux mots de l’agresseur de Lola – «tu étais bourrée» – Leila Chaouachi oppose la loi : «Quoi qu’il en soit, c’est une circonstance aggravante. Il n’existe pas de permis de violer.»
Pas de quoi rassurer suffisamment cette femme qui n’a pas connaissance, pour l’heure, du résultat de son prélèvement de cheveux. Les analyses doivent être ordonnées par le magistrat. «Le plus important pour l’instant, c’est que vous ayez préservé tous les éléments de preuve», la rassure Leila Chaouachi avant de l’informer sur sa possibilité de participer à l’étude GSC. A cette perspective de savoir plus rapidement si elle a été droguée à son insu, elle reprend pied. «Ce n’est pas un scellé de justice, mais vous aurez les résultats deux mois après le prélèvement», l’informe son écoutante. Le Crafs doit aussi gérer l’épreuve de l’après. Ce moment où ne demeure plus que la lenteur du temps judiciaire. Au moins pour quelques minutes, cette possibilité d’être écoutée et aidée à qualifier les violences subies aura apaisé le fracas des incertitudes de Lola.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Article de Marlène Thomas, paru dans le journal Libération du 02.11.24