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Emprise en prépa littéraire à Henri-IV à Paris

«J’avais envie d’être sa meilleure élève, pas la fille avec qui il couche»

Après la suspension d’un professeur de lettres d’Henri-IV, d’anciennes élèves de plusieurs classes préparatoires littéraires racontent un mécanisme d’emprise insidieux et difficile à enrayer, tant sur le plan judiciaire qu’administratif.

Julie (1) n’a que 17 ans lorsqu’elle débarque à Paris depuis sa ville natale de Poitiers, son bac en poche, pour étudier dans la prestigieuse prépa littéraire du lycée Henri-IV, en 2016. Elle y rencontre Philippe C., un professeur de lettres «absolument brillant», charismatique et théâtral, de 46 ans. «J’avais une admiration éperdue pour lui, j’adorais ses cours», se souvient la jeune fille. Aussi est-elle flattée lorsqu’il l’approche à la fin de sa deuxième année (khâgne) pour la féliciter de ses résultats au concours de l’Ecole normale supérieure (ENS). «Nos échanges ont dérivé sur une pente glissante, le ton était de moins en moins formel», raconte-t-elle. Des mails de «grande connivence intellectuelle», souvent plusieurs par nuit.

Puis viennent les cafés tout au long de sa troisième année, les balades dans Paris, les invitations au théâtre des Bouffes du Nord ou au musée de la Vie romantique. Philippe C. finit par l’emmener au restaurant, puis chez lui. «Je l’ai laissé me déshabiller. J’étais pétrifiée, comme dissociée de mon corps et je tremblais de peur, mais je me sentais redevable, décrit Julie, alors vierge. J’étais devenue sa chose. Tous ses points de vue déteignaient sur moi, je cherchais constamment sa reconnaissance. J’avais envie d’être sa meilleure élève, pas la fille avec qui il couche.»

Elle se rend compte plus tard qu’elle n’est pas seule. Avant elle, deux autres élèves en classe préparatoire littéraire à Henri-IV ont vécu une histoire similaire. Mêmes messages, mêmes endroits, même sentiment d’être prises au piège. Début 2022, bien après leur départ de prépa, elles ont dénoncé leur professeur à la direction de l’établissement. Mi-janvier, Philippe C. a été suspendu pour une durée de quatre mois, le temps d’une enquête – toujours en cours – du rectorat de Paris. Aucune plainte n’a été déposée. Contacté, le professeur ne souhaite pas s’exprimer.

«Je n’avais pas les moyens de dire non»

Julie a été entendue devant le rectorat mi-février. «Toute la difficulté était de montrer que je n’ai pas dit non parce que je n’avais pas les moyens de dire non. A cause du système de la prépa, de l’aura de ce professeur.» Une «zone grise» que dépeignent plusieurs jeunes filles issues de deux autres classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) auprès de Libération. Alors tout juste majeures, elles sont tombées dans ce qu’elles décrivent unanimement comme un «système d’emprise».

Si les relations profs-élèves ne sont pas illégales (du moins tant que les secondes sont majeures), le risque de dérives est réel. Pour Sylvie Amici, psychologue au sein de l’Education nationale, «l’acte pédagogique se nourrit d’une dimension de séduction, au sens d’intéresser l’autre. Mais quand elle se met non plus au service de l’apprentissage de l’élève mais à celui des intérêts personnels du ou de la professeur, on entre dans l’abus». Selon elle, «ce qui relève du désir amoureux» doit être différé jusqu’à ce que tout lien avec la scolarité de l’élève soit rompu. Sous peine que la position d’autorité, quel que soit l’écart d’âge, rende la relation «asymétrique» et le consentement «dur à mesurer». D’autant plus dans un milieu très sélectif où l’estime de soi des élèves peut être «maltraitée», ce qui «renforce les mécanismes d’emprise».

Seule une poignée des 12 000 élèves de prépa littéraire – une grande majorité de filles – réussit à intégrer les prestigieuses ENS. La pression y est sévère et quotidienne. «Quand on est sans cesse rabaissée, le moindre signe d’intérêt d’un tel professeur est extrêmement valorisant», confie Flore, une autre élève d’Henri-IV. Elle a aussi témoigné contre Philippe C., devenu son «mentor» lors de la préparation des concours, avant qu’il ne lui raconte ses fantasmes par mail. «Les échanges commencent par des débats philosophiques, des livres, des sujets de société, qui touchent à l’intime, moins présents dans d’autres filières. Très vite, la limite se floute entre public et privé, relation éducative et violence», remarque Camille, du collectif Clasches, engagé contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur et qui suit une dizaine de cas en prépa littéraire.

D’autant qu’en prépa, «la verticalité académique donne l’impression que les qualités du maître relèvent de son aura personnelle, de son prestige», estime Olivier Maulini, professeur en psychologie et sciences de l’éducation à la faculté de Genève. Les enseignants, en majorité masculins, y font figure de soutiens indispensables en vue des concours. Kim devait son passage en khâgne à Philippe C. «Donc je ne pouvais pas laisser ses mails sans réponse. Puis comme j’avais répondu, je devais accepter un café, puis aller me balader avec lui. A partir du premier “oui”, c’est difficile de refuser.» Quand le professeur lui a «sauté dessus» en l’«embrassant» et la «touchant» en pleine rue, elle s’est «laissé faire». «A 18 ans, on n’a pas les armes pour faire face. Je pensais m’être mise dans le pétrin toute seule», se souvient-elle.

Emprise difficile à caractériser

Aucune des jeunes filles contactées pour cette enquête n’a saisi la justice. De fait, l’emprise reste difficile à caractériser dans les procédures pénales. «C’est une notion psychologique et non juridique. Des experts psychiatres doivent estimer que la victime n’a pu résister à la volonté du dominant, explique Me Laurent Hincker, avocat spécialisé dans le harcèlement. Même dans ce cas, c’est très dur à mettre en exergue pendant le procès.» Si l’abus d’autorité est strict dans le cas de mineurs, les limites pénales sont plus floues dès la majorité. La définition pénale du viol, un «acte de pénétration sexuelle […] par violence, contrainte, menace ou surprise», ne mentionne pas la notion de consentement, pourtant mise à mal dans ces situations de dépendance.

Aux yeux d’Olivier Maulini, professeur en psychologie et sciences de l’éducation, ces relations sont avant tout «profondément contraires au but pédagogique, censé libérer l’élève et le faire grandir». «Il est du devoir fondamental de tout enseignant de les éviter», ajoute-t-il. Contactés par Libération, plusieurs syndicats de professeurs indiquent une limite claire : pas de relations sentimentales ou sexuelles avec ses étudiants, ni ceux de l’établissement. Pourtant en France, contrairement à certains Etats et grands établissements américains, aucun texte de déontologie n’interdit explicitement à un professeur d’entretenir des relations intimes avec les élèves majeurs. A l’exception de certains règlements intérieurs ou chartes de bonne conduite, qui «peuvent être amendés, avec la participation des élèves, pour fixer clairement les limites et éviter le flou, sans que ce soit l’ère du soupçon», explique Benoît Kermoal, secrétaire national de l’Unsa Education.

Le statut général des fonctionnaires les astreint en revanche à un devoir de probité et d’intégrité. Tout comportement «indécent», atteinte au bon fonctionnement ou à l’image de l’établissement peut engendrer une sanction allant jusqu’à la révocation au terme d’une enquête administrative. «Ce qui compte, ce n’est pas la qualification pénale mais les faits reprochés et leurs conséquences sur le fonctionnement de l’établissement et la scolarité des élèves, par exemple si l’une d’elles a arrêté de venir en cours par peur de croiser le professeur», décrypte Camille du collectif Clasches.

Manque de formation des fonctionnaires

A Henri-IV, la proviseure s’est montrée réactive en alertant rapidement le rectorat. Mais les élèves se heurtent parfois à l’inertie de la communauté pédagogique. La faute, selon Benoît Kermoal, au manque de formation des fonctionnaires en matière de violences sexuelles. «On est tributaires d’un passé empreint de l’idée qu’un prof omnipotent pouvait incarner un modèle de séduction et où les relations avec de jeunes élèves étaient idéalisées dans la littérature ou le cinéma.» Les directions d’établissements n’ont pas toujours les bons réflexes. «Parfois, ils convoquent le prof avec l’élève pour organiser une sorte de confrontation, comme s’il s’agissait d’un conflit, et mettent leur parole sur le même plan», affirme Camille du Clasches.

Alice en a fait les frais lorsqu’elle a dénoncé une agression sexuelle de son professeur de philosophie au lycée Bertran-de-Born, à Périgueux (Dordogne), en décembre 2017. Elle raconte que l’enseignant redoublait de flatteries à son égard, lui faisait des révérences en lui ouvrant la porte, ne la quittait pas des yeux lors d’un cours sur le désir charnel. Jusqu’à, selon elle, «glisser sa main» jusqu’à son entrejambe alors qu’elle récupérait des documents à son bureau. «Je ne l’ai pas touchée, surtout pas à cet endroit intime», oppose auprès de Libération le professeur. Ces accusations relevaient selon lui d’un «ressenti» et d’une «obsession maladive» de l’élève à son égard.

Une semaine plus tard et malgré ses réticences, sa mère avertit la conseillère principale d’éducation du lycée. «En plein milieu d’un cours, on m’a convoquée à l’infirmerie. Le professeur demandait à s’expliquer en face-à-face avec moi dans le bureau du proviseur», raconte Alice. La réunion se tiendra finalement le soir même, moment qu’elle qualifie d’«extrêmement humiliant». Le rectorat de Bordeaux nous indique ne pas en avoir eu connaissance, pas plus que le nouveau proviseur, en poste depuis septembre 2020. Aucune enquête administrative n’a été menée. «Le premier réflexe du chef d’établissement est de prévenir ses autorités hiérarchiques, le rectorat ou la DSDEN [Direction des services départementaux de l’éducation nationale, ndlr] pour qu’elles dictent la marche à suivre», rappelle pourtant Laurence Colin, secrétaire générale adjointe du Syndicat des personnels de direction de l’éducation nationale. Deuxième «urgence» : «proposer une prise en charge à l’élève, que ce soit un accompagnement médical, une cellule d’écoute ou assistante sociale» et s’assurer que tous les étudiants sachent à qui s’adresser en cas de problème. Contacté, le ministère de l’Education nationale n’a pas répondu à nos questions.

«Tout ce qu’il me disait était digne d’un roman»

L’année suivante, Anna dit avoir été victime du même professeur à son arrivée en hypokhâgne au lycée de Périgueux. Elle ne décolère pas d’avoir «cru, pendant quelques mois, à une véritable histoire d’amour» avec cet homme. «Tout ce qu’il me disait était digne d’un roman, j’avais l’impression de vivre une histoire à la Balzac», confie la jeune fille. Le quinquagénaire était «pressant» pour avoir des rapports sexuels avec elle au cours de sa scolarité. Avec combien d’autres filles encore ? «Un jour, il a laissé ouverte sa boîte mail sur mon ordinateur et j’ai découvert qu’il écrivait régulièrement à cinq autres élèves ou anciennes élèves, avec les mêmes formules, les mêmes mots», raconte Anna. Choquée, elle rate le concours de l’ENS le lendemain. «Je ne couche ni ne cherche à coucher avec mes étudiantes, parce que c’est incompatible, et surtout cela détruirait le rapport pédagogique, affirme le professeur à LibérationL’érotique n’est pas forcément absent du pédagogique, mais doit être soigneusement refoulé de part et d’autre.» Enseignant désormais dans un établissement de la région bordelaise, il reconnaît une seule «histoire d’amour avec une ancienne étudiante», mais «hors années de prépa».

Les procédures restent opaques pour les victimes : rien n’oblige les rectorats à les tenir au courant de l’avancée de l’enquête administrative. A l’instar de celle qu’a menée le rectorat d’Auvergne-Rhône-Alpes contre un professeur de la prépa du Parc, à Lyon. En octobre 2020, un collectif de neuf actuelles ou anciennes élèves a écrit à l’académie de la région pour dénoncer des «abus de pouvoir» et du «harcèlement sexuel» de l’enseignant s’étalant sur une dizaine d’années. Elles ont été interrogées mais n’ont jamais su si le fonctionnaire – qui n’a pas répondu à nos sollicitations – avait été sanctionné. Le rectorat de Lyon indique à Libération qu’il a été exclu jusqu’à son départ à la retraite.

«J’ai parlé, mais j’ai tout perdu», dit aujourd’hui Alice, l’étudiante de Périgueux. Affectée dans une autre prépa à Angoulême au milieu de l’année, elle développe dans la foulée une anorexie. Elle qui rêvait d’être conservatrice dans un musée n’a finalement pas passé le concours de l’école du Louvre qu’elle préparait. Elle a fini par abandonner les études littéraires pour se réorienter dans le commerce.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Article publié dans le journal « Libération » du 11.05.22

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