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Psy en état d’alerte

Muriel Salmona, cette psychiatre spécialiste des violences conjugales et sexuelles a développé le concept d’amnésie traumatique. Depuis le confinement, elle est confrontée à un déferlement d’appels à l’aide. Spécialisée dans l’aide aux victimes de violences sexuelles, la psychiatre de 64 ans se dit submergée par les téléconsultations.

On l’appelle avec Skype un matin de la fin avril. Carré noir impeccable, grand sourire, elle apparaît devant la bibliothèque de sa maison, à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine). La veille au soir encore, elle a dû s’occuper d’une urgence.

Les personnes isolées, cible des prédateurs

Vivant seule dans un studio, une femme de 20 ans, qu’elle connaît, a échangé avec un homme par Internet. Il l’a invitée chez lui « pour un câlin ». Elle y est allée, il est vite devenu violent et l’a violée. Muriel Salmona l’a orientée vers la plateforme de signalement en ligne des violences sexuelles. « Dans le contexte de confinement, les gens très isolés se sentaient encore plus seuls et devenaient la cible de prédateurs, constate-t-elle. Et, dans les familles, des femmes et des enfants sont enfermés avec leur bourreau, à l’abri des regards et sans pouvoir partir. Je suis en alerte tout le temps. »

Très tôt, Muriel Salmona s’est inquiétée des risques de violences en huis clos. Désormais, les chiffres alarment. Le nombre d’appels reçus au 119 pour des enfants en danger a presque doublé à la mi-avril. Certains commissariats constatent de fortes hausses de signalements pour violences conjugales.

« Mes relations avec Marlène Schiappa [secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes] n’ont pas toujours été faciles, remarque la psychiatre, mais je salue sa réactivité, avec, par exemple, la mise en place d’un système d’alerte dans les pharmacies. »

Depuis plus de vingt ans, Muriel Salmona se bat pour faire comprendre que les violences sexuelles sont un problème collectif. A la tête de son association, Mémoire traumatique et victimologie, créée en 2009, elle est de tous les combats féministes. Le 8 mars, elle manifestait pour le droit des femmes en compagnie de l’actrice Adèle Haenel.

Une cause qui la touche personnellement

Son engagement vient de la mort de son père. Il était boucher à Vernouillet, dans les Yvelines, avant de faire faillite. « Mon père a subi, enfant, des violences sexuelles et a été traumatisé par la guerre d’Indochine, raconte sa fille unique. Alcoolique tabagique, à côté
de la réalité, il est mort d’un cancer à 48 ans. Il a juste eu le temps d’apprendre que je venais d’avoir mon bac et que j’étais inscrite en médecine. »

Elle est convaincue qu’il est décédé de ses traumatismes. Pendant son internat, à l’hôpital de Villejuif, dans le Val-de-Marne, elle découvre le harcèlement sexuel et échappe même à une tentative de viol. Syndiqué, féministe, son militantisme date de ces années 1980.

De l’âge de 6 à 10 ans, elle dit ne garder quasiment aucun souvenir de sa vie d’enfant. Une amnésie traumatique, soit une période pendant laquelle une personne n’a pas cons­cience des violences qu’elle a endurées.

Mais, au fil de la discussion, Muriel Salmona révèle une autre raison à son engagement, longtemps tue. « Vers l’âge de 6 ans, j’ai subi des viols. Des pénétrations digitales, de façon répétée sur une courte période. J’ai revécu ces sensations corporelles, comme des flash-back. Mon seul souvenir est un arrêt sur image. Je suis assise sur un tabouret haut, je vois, sur une table, le rôti empaqueté que ma mère vient de livrer dans une villa. Elle m’a laissée seule au milieu d’adultes. Autour de moi, je perçois juste des ombres. » A 13 ans, de nouveau, elle subit un viol en vacances par un jeune homme d’une vingtaine d’années.

De l’âge de 6 à 10 ans, elle dit ne garder quasiment aucun souvenir de sa vie d’enfant. Une amnésie traumatique, soit une période pendant laquelle une personne n’a pas cons­cience des violences qu’elle a endurées. C’est le concept qu’elle développe depuis des années, mais sans parler de son propre cas. « J’estimais qu’il n’était pas judicieux de le mentionner, pour ne pas ramener mon combat à ce que j’avais subi. Maintenant, je pense que je suis assez reconnue pour prendre ce risque. » Le 2 mars, elle a alors lâché six courtes lignes sur Twitter, pour évoquer ces viols.

Combat contre la prescription des crimes sexuels sur mineurs

Reconnue, elle l’est sans aucun doute. La ­psychiatre forme des magistrats, des policiers… « Muriel est une professionnelle qui fait avancer la connaissance sur les victimes de violences conjugales et sexuelles, avec une détermination de militante », estime le psychiatre Roland Coutanceau. Le 14 juillet 2018, elle a reçu la Légion d’honneur, sur proposition du ministère de la justice. « Un parcours exemplaire », a salué Ernestine Ronai, directrice de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, qui lui a remis la médaille, le 5 avril 2019.

Mais son concept d’amnésie traumatique ne fait pas pour autant l’unanimité. Une hypothèse utile pour comprendre les fluctuations de la mémoire, mais un peu simplificatrice, jugent certains psychiatres.

Cette amnésie peut durer des décennies, rétorque Muriel Salmona. Raison pour laquelle elle demande que les crimes sexuels sur mineurs ne soient pas prescrits. C’est un des points qui l’a menée à critiquer durement la loi Schiappa de 2018 contre les violences sexuelles.Elle réclame aussi l’instauration d’un seuil d’âge légal du non-consentement à 15 ans. Aujourd’hui, elle se réjouit que la secrétaire d’Etat ait confié à la députée (La République en marche) des Bouches-du-Rhône Alexandra Louis la mission d’évaluer cette loi. Le 9 avril, l’élue a auditionné par visioconférence Muriel Salmona. « Une femme engagée dans un combat très lourd », commente-t-elle en toute sobriété. Bilan à l’automne.

Article paru dans le journal LE MONDE de mai 2020, mais toujours d’actualité !!!

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