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DE LA FATIGUE COMME NOUVEAU LIEN SOCIAL

« Je suis si fatigué de ne rien faire. » Ainsi s’exprimait un de mes patients en temps de confinement, un homme dont l’activité se résumait alors à deux heures de télétravail quotidien. Il aurait pu faire sienne la célèbre sentence de Pascal dans les Pensées : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

Je me suis néanmoins souvenu de ce même homme deux années plus tôt, se plaignant de l’épuisement lié au surcroît d’activité dans une entreprise en pleine compétitivité, au stress des réunions et des meetings se succédant à un rythme infernal, aux déplacements incessants, à l’effroyable difficulté de concilier vie personnelle et vie professionnelle. Trop de travail ou pas assez, c’est la fatigue qui l’envahit et qui revient avec une telle insistance qu’il paraît difficile de ne pas lui chercher d’autres déterminants… Burn-out, dépression, charge mentale, fatigue numérique, épuisement professionnel, fatigue d’être soi…

La fatigue semble avoir marqué de son sceau le début de notre XXIe siècle et avoir pris une nouvelle ampleur avec les restrictions liées à la pandémie. Pourquoi parle[1]t-on autant de fatigue ?

Notre mode de vie moderne produit-il de l’épuisement ? Alors que nous pourrions jouir d’une société qui nous accorde de plus en plus de loisirs et une protection offerte par le droit du travail, la fatigue devient omniprésente dans le discours de mes patients.

Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, parler de fatigue était signe de faiblesse, d’échec personnel dans une société obsédée par le culte de la performance et la réalisation de soi. Aujourd’hui, et l’avènement de l’épidémie l’a fortement soulignée, l’acceptation de la vulnérabilité ou de la fragilité provoquée par les situations subies s’accorde à l’expression légitime de nos besoins, besoin de sommeil, de repos, de liberté, de sens.

Exprimer la fatigue, s’en plaindre, la nommer, en rechercher les causes et les mécanismes, accompagne la revendication d’une prise en compte, par la société, de formes de souffrance et d’oppression jusqu’alors ignorées ou méprisées. Et de fait, ce discours contemporain sur la fatigue dévoile l’inadéquation ressentie de manière de plus en plus vive entre les systèmes économiques et sociaux au sein desquels nous vivons et travaillons et nos besoins et aspirations d’êtres humains.

Au cours du XXe siècle, avec l’extraordinaire essor de la psychologie individuelle propulsée par la psychanalyse, les représentations de la fatigue avaient été de plus en plus rattachées à des mécanismes intérieurs, au vécu personnel. La fatigue était, selon l’expression de Peter Handke, « séparatrice », un repli sur soi et une rupture de nos liens avec le monde. Fatigue des travailleurs, des soignants, des Français, la fatigue revêt à présent une dimension collective. Elle devient un lien social, un signe de ralliement.

Ce passage de l’individuel au collectif suggère que la fatigue est amenée à jouer un nouveau rôle dans notre société : non plus un phénomène touchant la personne dans son intimité et sa singularité, mais bien davantage un des leviers de la revendication sociale.

Serge Hefez est psychiatre des hôpitaux et psychanalyste, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié[1]Salpêtrière de Paris. Spécialiste des questions des problématiques liées au sida, à la toxicomanie et à la sexualité, auteur de séries documentaires sur la santé, il a notamment publié Transitions. Réinventer le genre, chez Calmann-Lévy (2020).

Un article de Serge HEFEZ paru dans https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2021/11/essai_societe_fatiguee.pdf

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