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Harcèlement: de nombreux jeunes avocats pressent le journal «Libération» de poursuivre ses enquêtes :

Les révélations du journal Libération  sur les pratiques au sein de la profession ont mis en lumière la passivité du conseil de l’ordre, même si des outils de lutte sont peu à peu mis en place. Traitant en première instance les litiges en interne, il est accusé d’entre-soi et de partialité.
L Ordre des Avocats au Tribunal de Grande Instance TGI de Paris.

La sensation d’une omerta qui se fissure, mais d’un chemin encore long à parcourir. En février, en juin et mardi, Libération a publié trois longues enquêtes liées aux phénomènes de harcèlement qui gangrènent la profession d’avocat. La première concernait le médiatique conseil du Tout-Paris littéraire, Emmanuel Pierrat, dont une vingtaine de collaborateurs dénonçaient le management toxique. Les suivantes s’intéressaient au cabinet Racine, géant du droit social et des affaires, ainsi qu’à Lexing, une structure en pointe dans le domaine du numérique et de l’intelligence artificielle, dirigée par le sulfureux Alain Bensoussan. Après chacune des publications, Libération a reçu des dizaines de mails d’avocats, la plupart du temps assez jeunes, expliquant subir les mêmes pratiques. Les témoignages sont parfois très longs, très personnels et, pour certains, s’avèrent d’une infinie tristesse – comme pour ces femmes liant la perte de leur bébé durant la grossesse à des états de détresse profonds.

Mais ce qui frappe le plus est peut-être cette incantation à poursuivre nos révélations. Car tous s’accordent sur un point : sans une réelle pression médiatique, les conseils de l’ordre, ces instances chargées de réguler les litiges entre confrères dans chaque barreau, n’agissent pas. Pas assez. Ou trop peu. «Ils savent tout mais ne bougent que quand ils ne peuvent pas faire autrement ou que les médias s’en mêlent», «Certains pontes ont été couverts parce qu’ils ont des appuis haut placés», «L’ordre, c’est la honte du barreau [ici de Paris, ndlr]. Ils sont forts avec les faibles et faibles avec les forts», lit-on dans le florilège de confidences reçues.

La vague de libération de la parole, enclenchée également sur les réseaux sociaux, notamment via le compte Instagram «Balance ton cabinet d’avocats», ébranle la structure même d’une institution souvent incomprise par ses pairs. A Paris, qui représente près de 31 000 des 70 000 avocats en exercice en France, peu de robes noires sont capables de détailler l’organigramme et le fonctionnement de leurs instances représentatives. Son culte du secret, les délais relativement longs des processus de sanction et l’absence de publicité des décisions rendues – les trouver sur les sites officiels est très difficile – donnent l’impression d’une clémence qui perdure. «L’époque change, il va falloir que les instances ordinales aussi se mettent à la page, tacle un grand nom du barreau de Paris. Ce vieux cénacle endogame respire les us d’un régime passé. Sans être des chevaliers blancs d’une transparence à tous crins, on peut penser qu’il existe une belle marge de progression.»

Jeu de massacre

A ce sentiment diffus de laxisme s’ajoute une séquence automnale chargée pour le conseil de l’ordre du barreau de Paris. En octobre et novembre, la treizième chambre civile de la cour d’appel de Paris a condamné le grand cabinet français Racine – ainsi que son fondateur Bruno Cavalié – pour harcèlement moral et rupture abusive. Des décisions d’une extrême rareté qui ont été interprétées comme un signal fort dans la profession. Mais pour cela, il a fallu que les faits, dénoncés par Matthieu Bourdeaut et Fabien Courvoisier, deux ex-collaborateurs de Racine, arrivent, après plus de sept ans de lutte, devant des magistrats professionnels. En effet, les litiges entre avocats restent cantonnés, en première instance, dans le giron du bâtonnier élu par les membres de son barreau et qui dirige l’institution pendant deux ans. Ainsi, il coiffe une machinerie qui dispose d’une autorité de poursuite, chargée de mener des enquêtes sur ses pairs et d’en apprécier les charges, et d’une formation de jugement, capable d’organiser des audiences et de prononcer des sanctions qui vont jusqu’à la radiation. Admis pendant des années, le système est désormais raillé pour son entre-soi.

Dans l’arrêt de condamnation de Racine concernant Matthieu Bourdeaut, la cour d’appel de Paris met d’ailleurs les pieds dans le plat. Outre une certaine sévérité à l’égard du mastodonte du droit des affaires, les magistrats étrillent le conseil de l’ordre, qui n’a pas garanti, selon eux, un procès équitable au plaignant en première instance. Et de citer, à l’appui de leur démonstration, l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme… Il faut dire que l’audience où a comparu Matthieu Bourdeaut devant ses pairs, présidée par l’ancien bâtonnier Bernard Vatier, avait des airs de jeu de massacre selon un journaliste présent sur place. En conséquence, la décision de première instance dans laquelle Matthieu Bourdeaut avait été débouté de ses demandes a été annulée.

A l’automne toujours, le conseil a essuyé un autre camouflet. Le 18 novembre, la même cour d’appel a désavoué l’autorité ordinale, qui avait prononcé une suspension de six mois avec sursis à l’encontre de Sophie Vermeille, une avocate spécialiste des marchés financiers. En 2018, deux avocats du groupe Casino avaient saisi les représentants du barreau de Paris, la suspectant de fautes déontologiques au profit de fonds spéculatifs hostiles au géant de la grande distribution. Durant la procédure, Sophie Vermeille n’a eu de cesse de dénoncer la «partialité» dont elle s’estimait victime. Une analyse confortée in fine par les juges en appel. Dans leur décision, ils écrivent, à propos d’un rapport publié à l’encontre de Vermeille par l’autorité de poursuite du conseil de l’ordre, qu’il est rédigé «sans faire preuve de la prudence et mesure que nécessite une instruction objective et impartiale».

«Electrochocs»

Ces épisodes, que d’aucuns qualifient d’«historiques», suscitent des réactions antagonistes au sein de l’instance ordinale. Une frange de réformistes y voit l’occasion d’une refonte en profondeur des outils d’enquête et de poursuite. D’autres perçoivent ces arrêts comme une revanche des magistrats, les deux corporations entretenant des relations souvent orageuses.

«Si on ne réagit pas après de tels électrochocs, c’est préoccupant, s’inquiète un ancien membre du conseil. L’ordre qui serait incapable d’organiser un procès équitable, c’est comme un inspecteur des finances qui aurait des comptes en Suisse.» Matthieu Bourdeaut estime, lui, qu’«il n’est plus possible de maintenir en place un système basé sur l’autorégulation. Il y a trop d’enjeux de pouvoir, d’argent. Il y a des conflits d’intérêts à tous les étages». L’ancien de chez Racine anime désormais SCL, un «mouvement apolitique d’information et de régulation de la profession d’avocats», afin, notamment, de «contrer l’inflation des comportements déviants». Avec son acolyte Fabien Courvoisier, ils correspondent avec des centaines d’avocats qui les alertent sur des abus en vigueur dans les cabinets. Ainsi, la page LinkedIn de SCL, à la communication diversement appréciée pour son caractère offensif, est une des plus consultées sur le réseau professionnel. A titre d’exemple, leur lettre ouverte à Olivier Cousi, le bâtonnier en exercice au moment des décisions Racine, a recueilli près de 300 000 vues.

Entre quatre et six procédures ont donné lieu à des condamnations pour des faits de harcèlement depuis 2018. Un étiage très faible quand on sait que l’autorité de poursuite examine entre 150 et 190 enquêtes par an (tous motifs confondus).

Dans ce contexte très agité, Julie Couturier, la nouvelle bâtonnière de Paris, et Vincent Nioré, son vice-bâtonnier, nous ont reçus. L’un et l’autre assurent «être pleinement conscient des interrogations» qui agitent la profession. «Nous ne sommes pas là pour vous dire qu’il n’y a pas de problème», pose d’emblée Julie Couturier. Il est vrai que le conseil de l’ordre peine à se saisir des cas de harcèlement. Selon des chiffres officiels communiqués à Libération, «entre quatre et six» procédures ont donné lieu à des condamnations pour ce type de faits depuis 2018. Un étiage très faible quand on sait que l’autorité de poursuite examine entre 150 et 190 enquêtes par an (tous motifs confondus), dont un gros tiers aboutit en moyenne à des sanctions disciplinaires. «La petitesse du chiffre peut aussi s’expliquer par la classification complexe des enquêtes. Les cas de harcèlement infusent parfois plusieurs commissions de l’ordre, parce que les faits sont poreux et recoupent différentes logiques», tempère-t-on au conseil. En coulisse, des élus invoquent l’affaire Alex Ursulet – le grand pénaliste accusé de viol par une ancienne stagiaire et promptement radié le 31 décembre 2019 – comme exemple d’une sévérité objective.

«La clé pour progresser dans l’appréhension du harcèlement, c’est de parler, parler, parler. Il faut saisir l’instance ordinale, déposer plainte. Nous l’encourageons vivement. La difficulté pour le bâtonnier, c’est de se saisir de la rumeur. On nous dit parfois : “Vous savez tout et vous ne faites rien.” Mais, pour des juristes, une rumeur, c’est un objet éminemment contestable. C’est pour cela qu’il faut actionner les leviers existants», tonne Vincent Nioré.

«Un sens de la déontologie»

Ces dernières années, les conseils de l’ordre de chaque barreau de France ont mis au point de nouveaux outils destinés à lutter contre le harcèlement et les discriminations. Il y a d’abord le «référent collaboration», c’est-à-dire un membre, actuel ou ancien, du conseil dont le rôle est d’écouter et d’aiguiller de matière confidentielle un avocat en souffrance. Ce dispositif, moins abrupt, a notamment été pensé pour soulager les plaignants potentiels, rebutés par la saisine plus protocolaire – il faut un écrit détaillé – des commissions harcèlement et discrimination existantes (Comhadis). Autre nouveauté : l’enquête déontologique. Il s’agit d’un pouvoir conféré au bâtonnier qui lui permet, lorsque des informations insistantes circulent à propos d’un cabinet, de diligenter des vérifications. «Cela va améliorer la célérité de la réponse, prédit Julie Couturier, et permettre d’opérer un contrôle plus efficient.»

Le binôme apprécie un peu moins les suspicions de partialité. «Nous sommes quand même tous animés par un sens de la déontologie. Je ne peux répondre de dossiers anciens dont je n’ai pas connaissance, mais si l’un de nous est en situation de conflit d’intérêts, il est assez lucide pour se déporter», assure Vincent Nioré. Même moue dubitative chez Julie Couturier, qui goûte peu les griefs sur l’entre-soi : «Au supposé entre-soi, voulez-vous dire ?» De fait, la loi «confiance dans l’institution judiciaire», portée par Eric Dupond-Moretti et adoptée le 18 novembre, va permettre l’introduction de magistrats dans les compositions disciplinaires. Une présence accueillie avec une certaine fraîcheur… Quant à savoir si le bâtonnier doit systématiquement aviser les parquets lorsque des faits de harcèlement sont portés à sa connaissance, Julie Couturier et Vincent Nioré rétorquent de concert : «Nous ne sommes pas les délateurs de nos confrères. Les procureurs peuvent être saisis directement au pénal.»

Publié dans LIBERATION  par Willy Le Devin et Alexandra Pichard  le 24 janvier 2022 à 6h16

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